Le bon Samaritain

Une rude expérience avait appris aux Veufs Noirs que quand c’était au tour de Mario Gonzalo d’être l’hôte du banquet mensuel, ils devaient s’attendre à quelque chose de peu commun. Ils avaient atteint le stade où ils se préparaient presque systématiquement à affronter un désastre. Quand son invité arrivait, l’atmosphère se détendait s’il s’avérait qu’il avait bien le nombre requis de têtes et pouvait baragouiner au moins quelques mots d’anglais.

Par conséquent, tandis que les derniers Veufs Noirs arrivaient et qu’Henry terminait avec efficacité de mettre le couvert, Geoffrey Avalon, aussi grand et raide que de coutume, dit d’un ton presque léger :

— Je vois que votre invité n’est pas encore arrivé, Mario.

Gonzalo, dont la veste de velours pourpre et le pantalon à fines rayures bleues rendaient monochrome tout ce qui se trouvait dans la pièce, répondit :

— C’est-à-dire que…

— D’ailleurs, dit Avalon, si je compte rapidement les couverts que notre inestimable Henry a placés sur la table, je vois qu’il n’y en a que six. Et puisque nous sommes déjà là tous les six, je ne peux qu’en conclure que vous n’avez pas amené d’invité.

— Loué soit Anacréon, ou l’esprit quelconque qui préside aux banquets conviviaux d’âmes sœurs ! dit Emmanuel Rubin en levant son verre.

Thomas Trumbull fronça les sourcils et, d’un geste de la main, il ramena en arrière ses cheveux blancs frisottés.

— Qu’est-ce que vous cherchez à faire, Mario ? À économiser de l’argent ?

— C’est-à-dire que… répéta Gonzalo en fixant son verre avec une concentration totalement feinte.

— Je ne trouve pas que ce soit si bien que ça, dit Roger Halsted. J’aime bien quand quelqu’un se fait cuisiner.

— Pour une fois, ça ne nous fera pas de mal d’avoir une conversation paisible, dit Avalon de sa voix la plus grave. Si nous ne sommes plus capables de nous divertir sans invité, alors les Veufs Noirs ne sont plus ce qu’ils étaient, et à regret, nous devrions nous préparer à sombrer dans l’oubli. Si nous votions une motion de remerciements à Mario pour sa discrétion peu coutumière ?

— C’est-à-dire que… fit Gonzalo pour la troisième fois.

James Drake s’interposa en écrasant sa cigarette et en s’éclaircissant la gorge.

— Il me semble, messieurs, que Mario essaie de dire quelque chose et qu’il se montre étonnamment timide. S’il hésite tant à parler, c’est sans doute, j’en ai peur, qu’il va nous annoncer quelque chose qui ne nous fera pas plaisir. Puis-je suggérer que nous nous tenions tous tranquilles et que nous l’écoutions ?

— C’est-à-dire que…

Et Gonzalo s’arrêta. Mais cette fois, il y eut un silence prolongé et anxieux.

— C’est-à-dire que… reprit Gonzalo, j’ai bien invité quelqu’un…

Et il s’arrêta une fois de plus.

— Alors où est-il, nom de Dieu ? dit Rubin.

— En bas, dans la grande salle de restaurant… en train de commander son dîner… à mes frais, bien entendu.

Gonzalo s’attira cinq regards ahuris. Puis Trumbull dit :

— Puis-je vous demander quelle raison imbécile vous pouvez bien avancer pour vous justifier ?

— Hormis le fait que vous êtes un imbécile congénital ? dit Rubin.

Gonzalo reposa son verre, prit une profonde inspiration et dit d’une voix ferme :

— Je pensais qu’elle serait plus à l’aise en bas.

Rubin réussit à émettre un « Et pourquoi…» avant que la signification du pronom personnel lui apparût clairement. Il attrapa Gonzalo par les revers de sa veste.

— Vous avez bien dit « elle » ?

Gonzalo lui saisit les poignets.

— Bas les pattes, Manny. Si vous voulez parler, servez-vous de votre langue, pas de vos mains. Oui, j’ai bien dit « elle ».

Le visage d’Henry, lisse malgré sa soixantaine d’années, trahissait quelque inquiétude. Il haussa le ton d’un cran et annonça avec diplomatie :

— Messieurs ! Le dîner est servi !

Après avoir relâché Gonzalo, Rubin fit un geste impérieux en direction d’Henry et dit :

— Je regrette, Henry, mais il n’y aura peut-être pas de banquet… Mario, vous êtes un fichu imbécile, vous savez bien qu’aucune femme ne peut assister à ces réunions.

Il y eut alors un tollé général, bien que personne ne pût rivaliser avec la colère et le nombre de décibels de Rubin. Gonzalo se trouva acculé, face aux cinq autres membres qui formaient un demi-cercle autour de lui. Leurs commentaires individuels se perdaient dans une explosion de colère unanime.

Agitant les bras de façon désordonnée, Gonzalo grimpa sur une chaise et répéta « Laissez-moi parler ! » jusqu’au moment où l’opposition décrut, d’épuisement, apparemment, et se réduisit à un faible grondement.

— Elle n’est pas notre invitée au banquet, dit Gonzalo. Elle n’est qu’une femme qui a un problème, et ça ne nous gênera en rien de la voir après le dîner.

Il n’y eut pas de réponse immédiate. Gonzalo poursuivit donc :

— Elle n’a pas besoin de s’asseoir à la table. Elle peut s’installer sur le seuil.

— Mario, si elle vient, je m’en vais, et si je m’en vais, nom d’un chien, je ne reviendrai peut-être plus, dit Rubin.

— Est-ce que vous êtes en train de dire que vous abandonneriez les Veufs Noirs plutôt que d’écouter une vieille femme qui a des ennuis ?

— Ce que je suis en train de dire, c’est que le règlement, c’est le règlement ! dit Rubin.

L’air profondément troublé, Halsted dit :

— Écoutez, Manny, nous devrions peut-être accepter. Après tout, nos règles ne nous ont pas été dictées sur le mont Sinaï.

— Vous aussi ? dit sauvagement Rubin. Écoutez, peu importe ce que chacun de vous dira. Sur un sujet aussi fondamental que celui-ci, un veto suffit, et je mets le mien. Ou bien c’est elle qui s’en va, ou bien c’est moi, et nom de Dieu, vous ne me reverrez plus. Cela étant, quelqu’un veut-il gaspiller sa salive ?

Henry, qui se tenait toujours au bout de la table et attendait avec une imperturbabilité beaucoup moins marquée que de coutume que l’assistance voulût bien s’asseoir, demanda :

— Puis-je dire un mot, monsieur Rubin ?

— Je regrette, Henry, personne ne s’assiéra avant que cette affaire ne soit réglée, dit Rubin.

— Restez en dehors de ça, Henry, dit Gonzalo. C’est à moi de me battre puisque ça me concerne.

C’est à ce moment-là qu’Henry se départit de son rôle de serveur descendu tout droit de l’Olympe et s’avança vers le groupe. Sa voix était ferme lorsqu’il dit :

— Monsieur Rubin, je désire endosser la responsabilité de tout ceci. Il y a quelques jours, M. Gonzalo m’a téléphoné pour me demander si je voulais bien écouter une femme qu’il connaissait, parce qu’il pensait que je pourrais l’aider à résoudre son problème. Je lui ai demandé si c’était quelque chose qui le touchait de près. Il m’a dit que cette femme était apparentée à quelqu’un qui allait très certainement lui confier un important travail…

— Une question d’argent ! dit Rubin d’un ton méprisant.

— D’opportunité professionnelle, si vous arrivez à comprendre ça, lâcha Gonzalo. Et de compassion pour l’un de mes semblables, si vous arrivez aussi à comprendre ça.

Henry leva la main.

— Messieurs, je vous en prie ! J’ai dit à M. Gonzalo que je ne pouvais pas l’aider, mais je l’ai engagé, s’il n’avait pas déjà prévu d’amener un autre invité, à faire venir cette femme. Je lui ai suggéré qu’il n’y aurait sans doute aucune objection si elle n’assistait pas au banquet proprement dit.

— Et pourquoi n’avez-vous pas pu l’aider ? demanda Rubin.

— Messieurs, je ne prétends pas avoir une perspicacité à toute épreuve, dit Henry. Je ne me compare pas à Sherlock Holmes, comme M. Gonzalo le fait parfois. C’est seulement une fois que vous avez débattu un problème et éliminé ce qui lui était étranger que j’arrive apparemment à voir ce qu’il faut retenir. Par conséquent…

— Bon, écoutez, Manny, dit Drake, je suis le plus ancien, et c’est moi qui suis à l’origine de cette interdiction. Nous pourrions la lever partiellement, juste pour cette fois.

— Non, dit carrément Rubin.

— Monsieur Rubin, on a souvent dit, au cours de ces banquets, que j’étais moi aussi membre des Veufs Noirs, dit Henry. S’il en est ainsi, je désire prendre la responsabilité de cette affaire. C’est moi qui ai encouragé M. Gonzalo, j’ai parlé à la dame en question et je l’ai assurée qu’elle serait la bienvenue pour prendre part à notre discussion, après le dîner. C’était un acte intuitif fondé sur mon appréciation de la personnalité des membres du club.

» Si on renvoie cette dame maintenant, monsieur Rubin, vous comprendrez que ma situation sera impossible et que je serai obligé de renoncer à vous servir au cours de ces banquets. Je n’aurai pas le choix.

Presque imperceptiblement, l’atmosphère avait changé pendant qu’Henry parlait et maintenant, c’était Rubin qui était acculé. Il fixa le demi-cercle qui s’était formé autour de lui et il dit d’une voix assez discordante :

— J’apprécie pleinement les services que vous rendez au club, Henry, et je ne souhaite pas vous placer dans une situation embarrassante. C’est pourquoi, à la condition que ceci ne constitue pas un précédent et en vous rappelant qu’il ne faudra pas recommencer, je lèverai mon veto.

Le banquet fut le moins détendu de l’histoire des Veufs Noirs. La conversation fut décousue et morne, et Rubin garda un silence de mort pendant tout le temps.

Il ne fut pas nécessaire de faire tinter un verre à eau lorsque le café fut servi puisqu’il n’y avait pas de conversation à endiguer. Gonzalo dit simplement :

— Je vais descendre voir si elle est prête. À propos, elle s’appelle Mme Barbara Lindemann.

Rubin leva les yeux et dit :

— Assurez-vous qu’elle a pris son café, son thé, ou ce qu’elle a voulu, en bas. Elle ne peut rien boire ici.

Avalon eut un air réprobateur.

— Les règles de la courtoisie, mon cher Manny…

— Elle se fera servir tout ce qu’elle veut en bas, aux frais de Mario. Ici, nous l’écouterons. Que peut-elle demander de plus ?

Gonzalo ramena son invitée et la conduisit à un fauteuil qu’Henry était allé chercher dans le bureau de la direction du restaurant et qu’il avait installé à distance respectueuse de la table.

Mme Lindemann était une femme assez mince, avec des traits peu saillants et une physionomie ouverte. Elle était bien habillée et ses cheveux blancs étaient soigneusement coiffés. Elle serrait contre elle un sac noir qui avait l’air tout neuf. Elle jeta un regard timide aux Veufs Noirs et leur dit :

— Bonsoir.

Un chœur étouffé lui répondit et elle ajouta :

— Excusez-moi de venir ici avec mon histoire ridicule. M. Gonzalo m’a expliqué que ma présence était contraire à l’usage et j’ai réfléchi pendant le repas que je ferais mieux de ne pas vous déranger. Si vous le souhaitez, je m’en irai en vous remerciant pour le dîner et pour m’avoir permis de monter vous voir.

Elle fit mine de se lever et Avalon, l’air nettement honteux, lui dit :

— Madame, vous êtes absolument la bienvenue et nous aimerions beaucoup entendre ce que vous avez à dire. Nous ne pouvons pas vous promettre que nous serons capables de vous aider, mais nous allons toujours essayer. Je suis sûr que nous partageons tous ce sentiment. N’est-ce pas, Manny ?

Rubin jeta un regard noir à Avalon derrière les verres épais de ses lunettes. Sa maigre barbe se hérissa et son menton se leva, mais il dit sur un ton remarquablement doux :

— Absolument, madame.

Il y eut une courte pause, puis Gonzalo dit :

— Madame Lindemann, nous avons l’habitude d’interroger nos invités et compte tenu des circonstances, je me demande si vous accepteriez qu’Henry s’en charge. Il est notre serveur, mais il est également membre de notre club.

Henry resta un instant immobile puis il dit :

— J’ai bien peur, monsieur Gonzalo, de…

— Vous avez vous-même revendiqué le privilège d’appartenir à notre club tout à l’heure, Henry, dit Gonzalo. Les privilèges ne vont pas sans responsabilités. Posez cette bouteille de brandy, Henry, et asseyez-vous. Ceux qui veulent boire du brandy n’auront qu’à se servir. Tenez, Henry, prenez ma place.

Gonzalo se leva résolument et s’approcha du buffet.

Henry s’assit.

Henry demanda doucement à Mme Lindemann :

— Madame, voulez-vous faire comme si vous vous trouviez à la barre des témoins ?

La dame regarda autour d’elle et son expression d’embarras s’évanouit pour laisser place à un petit rire.

— Je n’y ai encore jamais été appelée et je ne suis pas sûre de savoir comment me comporter. J’espère que vous ne m’en voudrez pas si je suis un peu nerveuse.

— Pas du tout, mais vous n’avez pas besoin de l’être. Ça n’aura rien d’officiel et nous ne cherchons qu’à vous aider. Les membres du club ont parfois tendance à élever la voix et à s’emporter, mais s’ils le font, c’est seulement parce que c’est leur façon d’agir, ça ne veut rien dire… Tout d’abord, voulez-vous nous donner votre nom, je vous prie ?

— Je m’appelle Barbara Lindemann, Mme Barbara Lindemann, s’empressa-t-elle de dire sur un ton guindé.

— Avez-vous une profession ?

— Non, monsieur, je suis retraitée. J’ai soixante-sept ans, comme vous pouvez sans doute le constater… et je suis veuve. Autrefois, j’étais professeur dans un collège.

Halsted s’agita et dit :

— C’est aussi ma profession, madame Lindemann. Quelle matière avez-vous enseignée ?

— Principalement l’histoire des États-Unis.

— D’après ce que m’a dit M. Gonzalo, reprit Henry, vous avez eu une malheureuse expérience en venant à New York et…

— Non, pardonnez-moi, l’interrompit Mme Lindemann. Dans l’ensemble, l’expérience a été satisfaisante. Si ce n’était pas le cas, je ne serais que trop heureuse d’oublier tout ça.

— Oui, bien entendu, dit Henry. Mais j’ai l’impression que vous avez oublié certains points essentiels et que vous aimeriez pouvoir vous les rappeler.

— Oui, dit-elle d’un air sérieux. J’ai tellement honte de ne pas m’en souvenir. Je dois vous faire l’effet d’une vieille dame sénile, mais dans un sens, c’était une expérience très inhabituelle et effrayante, du moins à certains égards, et je suppose que c’est là mon excuse.

— Dans ce cas, je crois qu’il vaudrait mieux nous raconter ce qui vous est arrivé, avec autant de détails que vous pourrez, et si cela ne vous dérange pas, certains d’entre nous vous poseront des questions au fur et à mesure du déroulement de votre récit, dit Henry.

— Ça ne me dérange pas du tout, je vous assure, dit Mme Lindemann. Je considérerai cela au contraire comme une marque d’intérêt. Voilà. Je suis arrivée à New York il y a neuf jours J’allais rendre visite à ma nièce, entre autres choses, mais je ne tenais pas à rester chez elle. Ç’aurait été gênant pour elle, et moi, je me serais sentie à l’étroit. J’ai donc pris une chambre d’hôtel.

» Je suis arrivée à l’hôtel vers six heures du soir, mercredi, et après un dîner léger et très agréable, bien que les prix soient tout simplement exorbitants ici, j’ai téléphoné à ma nièce et je me suis entendue avec elle pour la retrouver le lendemain, quand son mari serait à son travail et ses enfants à l’école. Ça nous laisserait le temps de bavarder toutes les deux et le soir, nous pourrions sortir en famille.

» Bien entendu, je ne comptais pas m’accrocher à eux pendant les quinze jours que je devais passer à New York. J’avais fermement l’intention de me promener de mon côté. En fait, le premier soir, après le dîner, je n’avais rien de particulier à faire et je n’avais absolument pas envie de rester dans ma chambre à regarder la télévision. Alors je me suis dit… bon, Manhattan est juste à ta porte, Barbara, toute ta vie tu as lu des choses là-dessus, tu l’as vu dans des films, et maintenant, voilà ta chance de le voir pour de vrai.

» Je pensais simplement sortir faire un petit tour pour voir les immeubles sophistiqués, les lumières de la ville et les gens qui se hâtent sur les trottoirs. Je voulais seulement « sentir » l’atmosphère de la ville avant de faire quelques visites organisées. C’est ce que j’ai fait dans d’autres villes au cours de mes voyages, toutes ces dernières années, et j’y ai toujours trouvé beaucoup de plaisir.

— Vous n’aviez pas peur de vous perdre, je suppose, dit Trumbull.

— Oh, non, dit sérieusement Mme Lindemann. J’ai un très bon sens de l’orientation, et au cas où je me serais un peu trop éloignée, sans faire attention, j’avais un plan de Manhattan. En plus, les rues sont toutes à angle droit et ont des numéros… ce n’est pas comme Boston, Londres ou Paris, et je ne me suis jamais perdue dans ces villes-là. D’ailleurs, je pouvais toujours prendre un taxi et donner au chauffeur le nom de mon hôtel. En fait, je suis sûre que n’importe qui m’aurait renseignée si j’avais demandé mon chemin.

Rubin émergea de son profond abattement pour émettre un sonore :

— Ha ! À Manhattan ?

— Eh bien, certainement, dit Mme Lindemann sur un ton de léger reproche. J’ai toujours entendu dire que les habitants de Manhattan n’étaient pas aimables, mais ce n’est pas l’impression qu’ils m’ont donnée. On m’a témoigné de nombreuses attentions… pour ne rien dire de la manière dont vous m’avez vous-mêmes accueillie, bien que je ne sois qu’une parfaite étrangère pour vous.

Rubin ressentit le besoin impérieux de contempler ses ongles.

— Bref, dit Mme Lindemann, je suis donc partie faire ma petite excursion et je suis restée dehors plus longtemps que je ne l’avais prévu. Tout était si coloré, si agité, et le temps était tellement doux et agréable ! Finalement, je me suis rendu compte que j’étais terriblement fatiguée. J’étais arrivée dans une rue assez tranquille et j’étais prête à faire demi-tour. J’ai cherché mon plan dans la poche extérieure de mon sac…

Halsted l’interrompit.

— Si je comprends bien, madame Lindemann, vous étiez partie seule faire cette excursion.

— Oh, oui, dit Mme Lindemann. Je voyage toujours seule depuis la mort de mon mari. Voyager avec quelqu’un, ça veut dire qu’il faut constamment faire des compromis sur l’heure à laquelle on se lève, ce qu’on mange, sur l’endroit où on va, et ainsi de suite. Non, non, je veux me sentir libre de faire ce que bon me semble.

— Je ne voulais pas vraiment parler de ça, madame Lindemann, dit Halsted. Je voulais simplement vous demander si vous étiez seule lors de cette excursion particulière dans une ville inconnue… le soir… avec un sac sous le bras.

— Oui, monsieur, j’en ai bien peur.

— Personne ne vous a donc dit que les rues de New York n’étaient pas toujours sûres le soir, surtout, excusez-moi de vous le dire, pour les femmes d’un certain âge qui portent un sac et ont l’air, comme vous, gentilles et innocentes ? dit Halsted.

— Oh, mon Dieu, bien sûr qu’on m’a dit ça. On m’a dit la même chose dans toutes les villes que j’ai visitées. Ma propre ville a certains quartiers qui ne sont pas sûrs du tout. Mais j’ai toujours eu l’impression que la vie était un pari, qu’une situation exempte de tout risque était un rêve impossible et qu’il n’était pas question que la peur me prive d’expériences agréables. Et je me suis promenée dans toutes sortes d’endroits sans qu’il ne m’arrive de mésaventures.

— Jusqu’à votre premier soir à Manhattan, je suppose, dit Trumbull.

Mme Lindemann pinça les lèvres et dit :

— Oui, précisément. C’est une expérience dont il ne me reste que des flashes, pour ainsi dire. Je suppose que comme j’étais complètement épuisée, et ensuite effrayée, et comme je me trouvais dans un environnement totalement nouveau pour moi, je n’ai pas pu enregistrer grand-chose de ce qui s’est passé. De petits détails semblent avoir été rayés de ma mémoire pour toujours. C’est bien là le problème.

Elle se mordit les lèvres et sembla lutter pour refouler ses larmes. Henry lui dit doucement :

— Pouvez-vous nous dire de quoi vous vous souvenez ?

— Eh bien, dit-elle en s’éclaircissant la gorge et en serrant son sac. Comme je vous le disais, la rue était tranquille. Il y avait bien des voitures qui passaient, mais pas de piétons, et je ne savais pas exactement où je me trouvais. J’étais en train de sortir mon plan de la ville et de chercher une pancarte indiquant le nom de la rue quand un jeune homme qui semblait sortir de nulle part m’a crié :

» – Vous avez un dollar, madame ?

» Il ne pouvait pas avoir plus de quinze ans… ce n’était qu’un gamin.

» Vous comprenez, je lui aurais volontiers donné un dollar si je m’étais dit qu’il en avait besoin, mais il avait vraiment l’air de ne pas avoir de problèmes d’argent. Et puis je pensais qu’il ne serait pas très sage de sortir mon portefeuille, alors je lui ai dit :

» – Non, je regrette, jeune homme.

» Bien entendu, il ne m’a pas crue. Il s’est approché de moi et il m’a dit :

» – Bien sûr que si, vous avez un dollar, madame. Attendez, laissez-moi vous aider à chercher.

» Il a voulu attraper mon sac. Je n’avais pas l’intention de le lui donner, bien entendu…

Trumbull dit fermement :

— Il n’y a pas de « bien entendu » qui tienne, madame Lindemann. Si ça se reproduit, laissez-vous prendre votre sac tout de suite. De toute façon, vous ne pourrez pas le sauver, et les voyous n’hésiteront pas à recourir à la force. Il n’y a rien dans un sac qui vaille qu’on risque sa vie.

Mme Lindemann soupira.

— Vous avez sans doute raison, mais sur le moment, je n’avais pas les idées bien claires. Je suppose que je me suis accrochée à mon sac par réflexe. À partir de ce moment-là, je commence à ne plus très bien me souvenir. Je me revois en train de lutter et j’ai l’impression que d’autres jeunes gens se sont approchés. Je ne sais pas combien ils étaient, mais j’avais l’impression d’être complètement cernée.

» C’est alors que j’ai entendu un cri, puis des grossièretés, et un bruit de pas très sonore. Et je ne me rappelle rien de ce qui s’est passé tout de suite après, si ce n’est que mon sac avait disparu. Ensuite, quelqu’un m’a demandé à voix basse, sur un ton empressé et poli :

» – Vous êtes blessée, madame ?

» J’ai répondu :

» – Non, je ne pense pas, mais mon sac a disparu.

» J’ai regardé vaguement autour de moi. Je crois que sur le moment, je me disais qu’il avait dû tomber dans la rue.

» Et puis tout à coup, voilà qu’un jeune homme me tenait respectueusement le bras. Il devait avoir dans les vingt-cinq ans. Il m’a dit :

» – Ils l’ont pris, madame. Je ferais mieux de vous aider à partir d’ici. Ils peuvent avoir envie de revenir s’amuser. Cette fois, ils auront probablement des couteaux, et moi, je n’en ai pas.

» Il m’a fait presser le pas. Je ne le distinguais pas bien dans l’obscurité, mais il était grand et il portait un pull-over. Il m’a dit :

» – J’habite tout près, madame. Ou bien vous venez chez moi, ou bien on va devoir se battre.

» A ce moment-là, j’ai cru voir quelques jeunes gens au loin mais j’ai pu me tromper.

» J’ai suivi bien docilement ce nouveau jeune homme. Il avait l’air sérieux et poli, et je suis trop vieille pour craindre quoi que ce soit… euh… sur le plan personnel. D’ailleurs j’étais si déconcertée et si étourdie que je n’avais pas la volonté de résister.

» Ensuite, je me revois devant la porte de son appartement. Je ne me rappelle pas ce qui s’est passé entre-temps. C’était l’appartement n°4F. Je suppose que ça m’est resté parce qu’on parlait souvent de ça pendant la Seconde Guerre mondiale[6]. Et puis je me revois dans l’appartement, assise dans un fauteuil capitonné. J’ai remarqué que l’appartement était en assez mauvais état, mais je ne me souviens pas du tout du chemin qu’on a pris pour y arriver.

» Le jeune homme qui m’avait sauvée m’a mis un verre dans la main et j’ai bu. Je crois que c’était une sorte de vin. Je n’en ai pas particulièrement apprécié le goût, mais j’avais l’impression que ça me remettait les idées en place, au lieu de me faire tourner la tête, comme on pourrait l’imaginer.

» Le jeune homme avait l’air de se faire du souci pour ma personne et il m’a demandé si je n’avais pas été blessée. Je l’ai rassuré. Je lui ai dit que s’il voulait bien m’aider à trouver un taxi, je rentrerais à mon hôtel. Il m’a dit que je ferais mieux de me reposer un moment.

» Il m’a proposé d’appeler la police pour déposer une plainte, mais je n’ai pas voulu. C’est là une chose que je me rappelle parfaitement. Je savais que la police ne pourrait pas retrouver mon sac et je ne voulais surtout pas qu’on parle de moi dans le journal.

» Je crois que j’ai dû lui expliquer que je n’étais pas de New York parce qu’il m’a gentiment fait la leçon sur les dangers qu’on court en se promenant dans les rues de Manhattan… On n’a pas cessé de me répéter ça toute cette semaine. Vous devriez entendre ma nièce, elle ne tarit pas sur ce sujet.

» Je me rappelle d’autres bribes de notre conversation. Il voulait savoir si j’avais perdu beaucoup d’argent liquide et je lui ai dit que je devais avoir trente ou quarante dollars, ainsi que des chèques de voyage qui pouvaient, bien sûr, m’être remboursés. Je crois que j’ai dû passer un certain temps à le rassurer en lui expliquant que je savais comment m’y prendre pour accomplir les formalités nécessaires et pour signaler la perte de ma carte de crédit. Je n’en avais qu’une dans mon sac.

» Finalement, je lui ai demandé son nom pour pouvoir m’adresser à lui plus poliment. Il s’est mis à rire et il m’a dit :

» – Oh, tenons-nous-en aux prénoms, ça suffira.

» Il m’a donné le sien et je lui ai donné le mien. Je lui ai alors fait remarquer :

» – Vous ne trouvez pas que c’est étonnant, la manière dont tout s’enchaîne, votre nom, votre adresse, et ce que vous avez dit dans la rue ?

» Je lui ai expliqué ce que je voulais dire et il s’est mis à rire en disant qu’il n’y aurait jamais pensé… Vous voyez donc que je connaissais son adresse.

» Nous sommes ensuite descendus. Il était déjà tard, du moins à l’heure de la pendule, parce que pour moi, bien sûr, il n’était pas encore aussi tard. Il s’est assuré que la rue était déserte, il m’a fait attendre dans le hall et il est sorti appeler un taxi. Il m’a dit qu’il avait payé le chauffeur et qu’il lui avait demandé de m’emmener où je voulais. Et puis, avant que je puisse l’en empêcher, il m’a glissé un billet de vingt dollars dans la main en disant qu’il ne fallait pas que je me retrouve sans un sou.

» J’ai essayé de protester mais il m’a dit qu’il aimait New York, et que puisque des New-Yorkais m’avaient traitée aussi mal dès le premier jour de mon arrivée, il incombait à un autre New-Yorkais de réparer ça. Alors j’ai accepté… parce que je savais que j’allais lui rendre cette somme.

» Le chauffeur m’a ramenée à l’hôtel et il n’a pas essayé de me soutirer de l’argent. Il a même voulu me rendre la monnaie en disant que le jeune homme lui avait donné un billet de cinq dollars, mais son honnêteté m’a tellement fait plaisir que je n’ai pas voulu accepter cette monnaie.

» Donc, vous voyez, bien que l’incident ait débuté d’une manière très pénible, il y a tout de même eu l’extrême gentillesse de ce bon Samaritain et du chauffeur de taxi. On aurait dit qu’il fallait qu’il m’arrive une expérience désagréable pour que quelque chose de positif vienne tout racheter… Et d’ailleurs, ce n’est pas fini, voilà que vous me témoignez à votre tour beaucoup de gentillesse.

» Bien entendu, il était évident que le jeune homme n’était pas riche et j’avais donc toutes les raisons de croire que les vingt-cinq dollars qu’il avait dépensés à cause de moi ne représentaient pas une somme qu’il pouvait se permettre de jeter par les fenêtres. Il ne m’a même pas demandé mon nom de famille, ni le nom de l’hôtel dans lequel j’étais descendue. On aurait dit qu’il savait que j’allais lui rendre ce qu’il m’avait prêté sans me faire prier. Naturellement, c’était bien là mon intention.

» Voyez-vous, en fait, je suis assez à l’aise financièrement et pour moi, il ne s’agit pas seulement de lui rendre ce qu’il m’a prêté. La Bible dit que si vous donnez un pain, il vous en sera rendu dix. Je pense donc qu’il est parfaitement juste qu’ayant dépensé vingt-cinq dollars, il reçoive deux cent cinquante dollars. Je peux me le permettre.

» Je suis rentrée dans ma chambre et j’ai dormi comme une souche après cette expérience. Ça m’a fait le plus grand bien. Le lendemain matin, j’ai réglé mes problèmes de carte de crédit et de chèques de voyage, et puis j’ai rappelé ma nièce et j’ai passé la journée avec elle.

» Je lui ai raconté ce qui était arrivé, mais sans m’étendre sur les détails. Après tout, il me fallait bien expliquer pourquoi je n’avais pas de sac et pourquoi j’étais temporairement dépourvue d’argent liquide. Je n’ai pas pu endiguer le flot de ses commentaires. Je me suis acheté un nouveau sac… celui-ci… et c’est seulement à la fin de la journée, une fois au lit, que je me suis aperçue que je ne m’étais pas immédiatement préoccupée de rembourser le jeune homme. Me retrouver en famille m’avait complètement absorbée. C’est alors que la véritable tragédie m’est apparue.

Mme Lindemann s’interrompit et essaya de ne pas s’effondrer, mais sans succès. Elle se mit à pleurer doucement et chercha désespérément un mouchoir dans son sac.

Henry lui demanda d’une voix douce :

— Voudriez-vous vous reposer un moment, madame Lindemann ?

Rubin lui demanda d’une voix tout aussi douce :

— Voudriez-vous une tasse de thé, madame Lindemann, ou un peu de brandy ?

Puis il lança un regard furieux aux autres, semblant les défier de dire quoi que ce soit.

— Non, je vous remercie, dit Mme Lindemann. Excusez-moi d’agir ainsi, mais je me suis alors rendu compte que j’avais oublié l’adresse du jeune homme. Je ne m’en souvenais plus du tout. Pourtant, j’avais bien dû la connaître ce soir-là puisque j’en avais parlé. Je ne me souviens pas non plus du nom du jeune homme ! Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, j’essayais de me rappeler, mais ça ne faisait qu’aggraver les choses. Je suis sortie le lendemain pour essayer de refaire le même chemin, mais tout avait l’air si différent en plein jour… et j’avais peur d’essayer de le faire la nuit.

» Qu’est-ce que le jeune homme devait penser de moi ? Il n’a plus eu de mes nouvelles. J’ai pris son argent et j’ai disparu. Je suis pire que ces terribles jeunes voyous qui m’ont arraché mon sac. Car moi, je n’avais jamais été gentille avec eux. Ils ne me devaient rien.

— Ce n’est pas votre faute, si vous avez oublié, dit Gonzalo. Vous avez eu une expérience pénible.

— Oui, mais lui, il ne sait pas que j’ai oublié. Il doit penser que je suis une voleuse incapable d’éprouver la moindre reconnaissance. Finalement, j’ai parlé de mon problème à mon neveu. Il allait engager M. Gonzalo pour un travail et il lui a semblé que ce serait peut-être quelqu’un qui saurait s’y prendre pour m’aider. M. Gonzalo a dit qu’il allait essayer et finalement… me voici. Mais maintenant que je vous ai raconté mon histoire, je me rends compte à quel point la situation paraît désespérée.

Trumbull soupira.

— Madame Lindemann, je vous en prie, ne soyez pas vexée si je vous demande ça, mais nous devons procéder par élimination. Êtes-vous sûre que tout cela est réellement arrivé ?

Mme Lindemann eut l’air surpris.

— Bien sûr que c’est bien arrivé ! Mon sac a disparu !

— Non, dit Henry, ce que M. Trumbull veut dire, je crois, c’est qu’après avoir été attaquée, vous avez pu retourner à l’hôtel, vous coucher et avoir des cauchemars, de sorte que ce que vous vous rappelez maintenant est en partie la réalité, et en partie un rêve… cela expliquerait votre mémoire quelque peu défaillante.

— Non, dit fermement Mme Lindemann, les choses dont je me souviens sont très nettes. Ce n’était pas un rêve.

— Dans ce cas, nous disposons de très peu d’éléments de départ.

— Aucune importance, Tom, dit Rubin. Nous n’abandonnerons pas. Si nous trouvions le nom de votre sauveur, est-ce que vous le reconnaîtriez, madame Lindemann, bien que vous ne puissiez pas vous en souvenir maintenant ?

— Je l’espère, mais je n’en suis pas sûre, dit Mme Lindemann. J’ai essayé de regarder dans l’annuaire pour voir beaucoup de noms différents, mais aucun ne me semblait familier. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un nom très répandu.

— Donc, ça ne pouvait pas être Sam ? dit Rubin.

— Oh, je suis certaine que non.

— Pourquoi Sam, Manny ? demanda Gonzalo.

— Eh bien, le type était un bon Samaritain. Mme Lindemann l’a elle-même appelé comme ça. Sam serait l’abréviation de Samaritain. Le numéro de son appartement et de sa rue pourrait représenter le chapitre et le verset de la Bible où il est question du bon Samaritain. Vous avez dit que son nom et son adresse allaient bien ensemble, et c’est là le seul indice que nous ayons.

Avalon s’empressa de l’interrompre :

— Attendez, son prénom pouvait être Luc, ce qui est beaucoup moins commun. C’est dans l’Évangile selon saint Luc qu’on trouve la parabole du bon Samaritain.

— J’ai bien peur que ça ne me dise rien non plus, dit Mme Lindemann. D’ailleurs, je n’ai pas une telle connaissance de la Bible. Je n’aurais pas pu reconnaître le chapitre et le vers de la parabole.

— Ne nous embarquons pas dans des directions impossibles, dit Halsted. Mme Lindemann enseigne l’histoire des États-Unis, ce qui l’a frappée concerne donc très probablement l’histoire des États-Unis. Par exemple, supposons que l’adresse soit 1812 Madison Avenue, et que le prénom du jeune homme soit James. James Madison a été président pendant la guerre de 1812.

— Ou 1492 Columbus Avenue, dit Gonzalo, et le prénom du jeune homme serait Christopher.

— Ou 1775 Lexington Avenue, et le prénom, Paul, ferait penser à Paul Revere[7], dit Trumbull.

— Ou 1626 Amsterdam Avenue, dit Avalon, et le prénom serait Peter, allusion à Peter Minuit[8], ou encore 1609 Hudson Avenue, et le prénom serait Henry[9]. En fait, il y a beaucoup de rues qui portent des noms célèbres dans le sud de Manhattan. Nous ne pourrons jamais trouver la bonne, à moins que Mme Lindemann ne s’en souvienne.

Mme Lindemann joignit les mains.

— Mon Dieu, mon Dieu, rien de tout cela ne me dit quelque chose.

— Bien sûr que non, si nous continuons à deviner au hasard, dit Rubin. Madame Lindemann, je suppose que votre hôtel se trouve au centre de Manhattan.

— Je suis descendue au New York Hilton. Est-ce qu’il se trouve au centre ?

— Oui, au croisement de la Sixième Avenue et de la Cinquante-troisième Rue. Vous n’avez probablement pas parcouru plus d’un kilomètre et demi, peut-être même moins, avant de vous sentir fatiguée. Donc, concentrons-nous sur le centre. Hudson Avenue est trop au sud, et le numéro 1492 de Columbus Avenue ou le 1812 de Madison Avenue sont trop au nord. Ça s’est sans doute passé au centre de Manhattan, probablement dans l’ouest et… non, je ne vois pas.

Drake dit à travers le voile de fumée de sa cigarette :

— Vous oubliez un élément. Mme Lindemann a dit que ce n’étaient pas seulement le prénom et l’adresse qui allaient bien ensemble, mais aussi ce que le jeune homme avait dit là-bas, je veux dire à l’endroit où il l’avait sauvée. Qu’avait-il donc dit ?

— Tout est si vague, pour moi, dit Mme Lindemann.

— Vous avez dit qu’il s’était exprimé grossièrement avec les voyous. Pouvez-vous nous répéter ce qu’il a dit ?

Mme Lindemann rougit.

— Je serais capable de répéter certaines choses qu’il a dites, mais je n’en ai pas très envie. Le jeune homme m’a ensuite demandé de l’excuser. Il m’a dit que s’il n’avait pas employé un langage aussi cru, les voyous n’auraient pas été impressionnés et ne se seraient pas dispersés. De toute façon, je sais que je n’aurais jamais fait allusion à ça.

Drake dit d’un air pensif :

— Eh bien alors, c’est loupé. Est-ce que vous avez pensé à mettre une petite annonce ? Vous savez, dans le genre « Recherche jeune homme qui a aidé femme en détresse…» et cetera.

— J’y ai pensé, dit Mme Lindemann, mais ce serait terrible. Il ne la verrait peut-être pas et tant d’imposteurs pourraient se présenter… Réellement, ce serait terrible.

L’air désolé, Avalon se tourna vers Henry en lui disant :

— Eh bien, Henry, est-ce que quelque chose vous vient à l’esprit ?

— Je ne suis pas certain… dit Henry. Madame Lindemann, vous avez dit qu’au moment où vous avez pris le taxi, il était tard au dire de l’horloge, mais pas pour vous. Est-ce que cela signifie que vous étiez arrivée de la côte Ouest par avion, de sorte que pour vous, il était trois heures plus tôt ?

— Oui, c’est exact, dit Mme Lindemann.

— Et vous veniez peut-être de Portland, ou de sa région ? demanda Henry.

— Mais oui, tout à fait. Je venais de la banlieue de Portland. Est-ce que je vous en ai parlé ?

— Non, vous ne l’avez pas fait, intervint Trumbull. Comment l’avez-vous deviné, Henry ?

— Il m’est venu à l’esprit que le prénom du jeune homme pouvait être Eugene, et Eugene se trouve à environ cent cinquante kilomètres au sud de Portland.

Mme Lindemann se leva, le regard fixe.

— Mon Dieu ! Il s’appelait bien Eugene ! Mais c’est merveilleux. Comment avez-vous bien pu le deviner ?

Henry répondit :

— M. Rubin a fait remarquer que l’appartement devait se trouver dans le centre de Manhattan, à l’ouest. M. Drake a signalé que vous aviez fait allusion à ce que le jeune homme avait dit dans la rue, et je me suis rappelé que les seules paroles que vous ayez mentionnées, en dehors des grossièretés que vous ne nous avez pas rapportées, étaient : « Ou bien vous venez chez moi, ou bien on va devoir se battre. »

» M. Halsted a insisté sur le fait que l’adresse devait avoir une signification particulière dans l’histoire des États-Unis. Je me suis donc dit que ça pouvait être le 54 de la Quarantième Rue ouest, dans la mesure où « 54 – 40 ou on se battra » était, je crois, un slogan célèbre lors de l’élection de 1844[10]. Il devait être particulièrement significatif pour Mme Lindemann, qui vient du nord-ouest, puisqu’il concernait notre différend avec l’Angleterre au sujet du territoire de l’Oregon. Quand elle a dit qu’elle était de la région de Portland, dans l’Oregon, je me suis dit que le nom de son sauveteur pouvait bien être Eugene.

Mme Lindemann s’assit.

— Voilà quelque chose que je n’oublierai pas jusqu’à mon dernier jour. C’est bien la bonne adresse. Comment ai-je pu l’oublier alors que vous l’avez si judicieusement trouvée en partant du peu de choses dont je me souvenais !

Puis elle s’anima.

— Mais il n’est pas trop tard, dit-elle. Je dois immédiatement aller là-bas. Je dois le rembourser, glisser une enveloppe sous sa porte, ou quelque chose comme ça.

— Est-ce que vous reconnaîtrez l’immeuble en le voyant ? demanda Rubin.

— Oh, oui, dit Mme Lindemann. J’en suis sûre. Et puis, c’est l’appartement 4F. Ça, je l’ai bien retenu. Si je connaissais son nom de famille, je téléphonerais à ce jeune homme… mais non, je préfère aller le voir pour lui expliquer la situation.

— Vous ne pouvez absolument pas y aller toute seule, madame Lindemann, dit Rubin d’une voix douce. Pas dans ce quartier, pas à cette heure avancée, surtout après ce qui vous est arrivé. Il faut que l’un de nous vous accompagne. En tout cas, moi, je le ferai.

— Je ne voudrais vraiment pas vous importuner, monsieur Rubin, dit Mme Lindemann.

— Étant donné les circonstances, madame Lindemann, je considère que c’est mon devoir, dit Rubin.

— Je crois que nous allons finir par tous vous accompagner, madame Lindemann, dit Henry. Ça, je connais les Veufs Noirs.

 

Remarque

Je tiens obstinément à conserver un même moule pour mes Veufs Noirs. J’ai parfois pensé les emmener faire un pique-nique à Central Park, ou les envoyer en force assister à un congrès, ou encore les séparer et leur faire faire à chacun un petit travail de détective, tandis qu’Henry rassemblerait ensuite tous les éléments. (J’essaierai peut-être cette dernière solution si jamais j’écris un roman sur les Veufs Noirs, ce qui ne me tente pas tellement, d’ailleurs.) Mais aucune de ces variations ne me paraît très sûre. Une fois que j’aurai commencé à prendre des libertés avec la formule que j’ai adoptée, l’ensemble pourrait bien s’écrouler.

Pourtant, tout en conservant la rigidité des lois du genre, il y a des règles que l’on peut détourner. Est-ce qu’une femme n’aurait pas pu être invitée malgré l’acharnement des Veufs Noirs à défendre leurs réunions exclusivement masculines ? Est-ce qu’une femme ne pourrait pas avoir des ennuis ? Et si les Veufs Noirs se montraient d’une obstination idiote, Henry, lui, réagirait sûrement différemment.

J’ai donc délibérément choisi d’écrire Le bon Samaritain. Je n’y étais absolument pas obligé. Il aurait tout aussi bien pu s’agir d’un vieux monsieur gentil et simple qui aurait eu des ennuis avec une bande de gamins… Mais je voulais que ce soit une femme, ne serait-ce que pour voir Manny Rubin piquer sa crise.

Cette nouvelle a été publiée dans le numéro d’EQMM du 10 septembre 1980.